
Des mauvais rêves
Il fait nuit. Le silence est pesant. J’observe l’horloge du four. Elle affiche 1h50. Nous sommes le 11 décembre. Comme souvent, je me réveille et ne parviens plus à fermer l’œil. Mes pensées s’emballent, s’agitent, tournoient sans cesse dans ma tête. En boucle. Elles ne me laissent aucun répit, me terrifient. Elles sont dérangeantes. Pire. Envahissantes. Elles s’imposent à moi, surgissent des coins sombres de ma mémoire. Elles évoquent des vérités que je ne préfère pas affronter. Sans filtre et sans pitié. Prisonnière de cet afflux mental, je suis incapable de faire taire ce tumulte intérieur. Je ferme les yeux dans l’espoir de l’apaiser. Un peu.
Je suis installée sur le canapé du salon, en face du sapin de Noël, celui que tes trois frères ont joliment décoré avec amour. Des étoiles dans les yeux. Des rires merveilleux. Une chaleur attendrissante. La joie à l’état pure. Des guirlandes. Des anges. Des étoiles. Toi. Mes yeux parcourent l’entier du sapin. Chaque branche. Chaque épine. Tu es partout. Ton doux reflet l’illumine.
Depuis ta mort, mes nuits sont un désastre. Chaque nuit est une pièce de théâtre tragique qui se répète. Encore et encore. Continuellement. Les cauchemars surgissent, suivent la même trame. D’abord un silence écrasant, une scène banale puis, rapidement, se dégradent en un chaos glaçant. Un chaos qui me sort brutalement du sommeil.
Encore sous le choc de mon dernier rêve, je t’admire dans l’une des boules. Tu scintilles. Si belle. Lumineuse. Ma petite fille. Tes yeux rieurs, ton doux sourire me tranquillisent, me font du bien. Il y a quelques minutes, je me tenais devant un vieux garage d’une maison étrangère, vaste et froide faisant face à ma plus grande peur.
Il y a d’abord eu cette vision fugace de l’ensemble des pièces et tes grands frères sont apparus les premiers. Ils jouaient à l’intérieur du garage. Le temps semblait y avoir laissé son empreinte. L’air y était lourd et poussiéreux. Flous, comme des peintures anciennes, je sentais leur présence plus que je ne les voyais. Leurs expressions alourdissaient l’atmosphère qui y régnait. Aloïs était là, lui aussi. Couché dans son lit, en pleurs. Je n’avais qu’une envie, le rejoindre et le cajoler. Impossible.
Dans la pénombre, je tentais vainement de maîtriser un cheval fou. Sauvage et totalement incontrôlable, il se débattait vigoureusement. Ses sabots martelaient le sol avec force. Son souffle était court et rapide, ses yeux effrayés, déterminés à fuir. La lutte était acharnée, mais rien n’aurait pu l’arrêter. Si seulement.
Chacun de ses mouvements me forçait à lutter pour garder mon équilibre. Dans la confusion la plus totale, la porte du vieux garage s’est ouverte, comme si une force invisible l’avait poussée. Avec une vélocité surprenante, le cheval s’y engouffra. Impuissante. Mathis, pris dans la précipitation de la scène, a basculé sous les sabots du cheval. Un vacarme saisissant. Le bruit de son corps qui heurte le sol. L’effroi. D’un cri désespéré, Thibaut a hurlé: « Mathis, Mathis ! »
Je me retrouve assise dans le lit. Le souffle court. Mon cœur battant à tout rompre. Il semble vouloir éclater, comme s’il cherchait à s’échapper de ma poitrine. Des gouttes de sueur perlent sur mon front. L’instant paraît suspendu. Figé entre la terreur dévorante et un espoir incertain. Ne sachant pas vraiment où je me trouve, encore sonnée par le tourbillon de mon sommeil, j’ouvre lentement les yeux, cherchant à ancrer ma réalité dans l’instant présent. La pièce autour de moi est floue. L’atmosphère encore imprégnée de l’étreinte de ce mauvais rêve.
Un cauchemar! Je réalise. Encore une fois. Un de ceux qui laisse des traces. Un de ceux qui ébranle l’âme et le corps. Papa dort paisiblement à mes côtés. Inconscient de la tempête intérieure qui fait rage en moi. Son souffle régulier contraste avec le chaos qui me secoue. Encore et encore.
Dans cet espace clos de mon sommeil, une douleur s’est réveillée. Celle de ta mort avec l’angoisse profonde qu’elle peut frapper à nouveau. Une mort qui dévore tout sur son passage. Sans crier gare. Violente. Terrifiante. Prise de panique, je peine à respirer.
Au beau milieu de la nuit, lorsqu’elle est au plus sombre, il m’arrive de revoir tes derniers instants. Encore et encore. Chaque détail est amplifié. La lueur blafarde des lumières. L’odeur fade de la salle des urgences de l’hôpital. Le calme qui y règne malgré l’horreur. Le bruit des machines qui s’éteignent. Le silence. Et ton souffle qui s’en va. Mais le pire, c’est l’impuissance absolue que je ressens. A chaque fois, la même désillusion. Mes mains cherchent à te retenir mais elles traversent ton image.
Ces cauchemars ne me laissent pas le moindre répit. Jamais. Ils me suivent même lorsque je suis éveillée. Leurs ombres s’étirent dans les moindres recoins de ma journée. Je vois des reflets fugitifs de ces scènes dans les objets du quotidien. Une simple couverture bleue tourne au drame. Elle me rappelle celle qui te réchauffait sur ton lit à l’hôpital. Une simple fleur me transperce le cœur. Elle me rappelle celle que ta maman de jour avait fixée sur ton siège auto la veille de ton décès. Un jouet abandonné sur le sol éveille une poignante nostalgie. Une porte entrouverte devient la promesse d’un gouffre.
Mais combien de nuits faudra-t-il encore affronter avant de trouver une forme d’apaisement ? Peut-être que les cauchemars finiront par se transformer. Peut-être qu’ils laisseront place à des rêves, des rêves où ton absence se fera plus douce, où je pourrai enfin te retrouver sans cette souffrance qui broie. Mais pour l’instant, il fait nuit. Et je suis seule. Enfin pas totalement. Tu es là. Toi. Toujours. Pour toujours.
