
Une explication, peut-être?
Nous sommes le jeudi 30 décembre et je m’affaire en cuisine. Je range le petit déjeuner. Je nettoie la table. Je frotte énergiquement les traces de confiture, de beurre et de jus d’orange incrustées dans le bois que tes frères ont comme d’habitude laissées derrière eux.
Ces restes du repas ne masquent pas leur plaisir de la table. Ces deux petits ogres ont chacun dévoré trois tartines avec gloutonnerie tout en bavardant de manière enjouée. La première avalée, la seconde aussitôt réclamée : « Encore maman ! Avec de la confiture à l’abricot et beaucoup de beurre s’il te plaît. », me laissant à peine le temps de boire une gorgée du thé aux fruits rouges que je me suis préparé pour tenter d’apaiser ma gorge endolorie.
A chaque repas, tes deux frères prennent le monopole de la parole et évoquent avec passion et engouement leurs intérêts du moment. Ils m’informent de leurs dernières découvertes sur les vieilles locomotives d’époque. « Tu sais, maman ! La locomotive crocodile a quatre moteurs. » ou me parlent des planètes de notre système solaire : « Maman, euh … maman tu sais quoi ? Sur Neptune il y a des volcans qui entrent en éruption et … euh ce sont des éruptions de gaz et de poussière noire. ». J’hoche la tête et leur montre que je suis impressionnée de leurs révélations. Les discussions reprennent aussitôt avec un débit encore plus rapide me laissant à peine le temps d’émettre des commentaires.
Je me sens fébrile. Je ressens chaque battement de mon cœur au niveau des tempes. Ma tête est prise dans un étau. Mes jambes courbaturées me font mal et je tousse par quintes. Notre isolement a débuté depuis mardi. Aujourd’hui, toute la famille a rendez-vous pour réaliser un test PCR. Le coronavirus a fait irruption dans notre maison. Pas d’illusion. Avec la hausse incontrôlée du nombre de cas ces derniers jours, due au variant Omicron, échapper au covid était devenu quasi impossible. Je suis inquiète pour ton petit frère qui grandit en moi depuis trente semaines. Deux fois vaccinée, je ne dois pourtant pas craindre pour sa santé. Le personnel soignant de la maternité a su me rassurer. La grossesse de ton petit frère est particulière. Elle est source de beaucoup de tensions et d’anxiété. Avec ton envol, la peur de sa perte est bien réelle.
Je termine le nettoyage de la cuisine. Je ramasse les miettes étalées sous les chaises. Papa vient me voir sans dire un mot et d’une main tremblante me tend une lettre. Ce courrier nous vient directement du ministère public. Je déplie le papier sans vraiment comprendre. Je ressens des palpitations. J’appréhende ce que je vais y découvrir. Mes yeux se promènent sur la feuille, sautent des lignes, essaient d’avoir une vision globale et rapide de la signification de chacun des mots inscrits. Je ne parviens pas à saisir le sens de ces derniers. Ma lecture est saccadée. Je trébuche sur des termes pourtant très simples. Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce qu’on essaie de nous faire comprendre ? De quoi veut bien nous parler cette lettre ? Je relis plusieurs fois les mêmes phrases : « Suite à l’autopsie ordonnée, les médecins ont identifié une potentielle cause génétique, susceptible de concerner d’autres membres de la famille […] ». « Il en ressort que le décès de votre enfant est lié à une cause naturelle, appelée mort subite. Les résultats de l’autopsie suggèrent que la cause du décès/diagnostic est susceptible de concerner les membres de la famille. ». Que dois-je comprendre ? Non ! Non pas ça ! Non ce n’est pas possible ! Cela pourrait aussi concerner tes frères ? Je m’effondre. Je m’effondre une nouvelle fois comme lorsque j’ai reçu le pire appel de ma vie en ce sombre jour du 11 mai 2021. Tes frères pourraient avoir quelque chose eux aussi ? Ce quelque chose aurait provoqué ta mort. Cela signifie donc que je pourrais les perdre eux aussi ? Non, ce n’est pas possible ! Je vis un cauchemar. Avec ta disparition, la peur de leur perte est bien réelle.
Papa tente de me raisonner. Je ne parviens pas à l’écouter. Ma respiration se fait de plus en plus rapide et bruyante. Je fonds en larmes. Mathis et Thibaut se tiennent debout juste à côté de moi et constatent mon désarroi.
- Maman, pourquoi tu pleures ?
Je ravale ma salive et sèche mes larmes.
- Ce n’est rien les garçons. Maman n’est pas très bien mais ce n’est pas grave. Ne vous inquiétiez pas !
Je monte à l’étage et m’isole dans ta chambre. Cette pièce ne ressemble plus au bel espace que nous t’avions préparé avant ta naissance. Aujourd’hui, ce lieu est devenu un entrepôt pour le matériel commandé en vue de l’arrivée de ton petit frère. Tout n’est qu’un amas de cartons encore non déballés, un endroit sans vie. Un canapé-lit est posé dans un coin pour héberger des amis qui viendraient nous rendre visite. Nous n’avons pas prévu de chambre pour ton petit frère, puisque, comme toi, il dormira avec nous les premiers mois de vie. J’ai besoin de le savoir en sécurité et de veiller à son bien-être. J’imagine que les nuits seront difficiles. Le sommeil déjà perturbé en présence d’un nourrisson le sera probablement encore plus dans notre situation. Avec ta mort et cette terrible nouvelle, la peur d’une récidive est bien réelle.
Je ne veux pas créer d’angoisses supplémentaires. Mathis et Thibaut ont déjà tellement souffert de ta mort, ma chérie. A la suite de ton décès, on nous avait préparés à ne probablement jamais obtenir d’explications. On nous avait dit que les résultats de l’autopsie allaient prendre du temps et qu’ils nous parviendraient probablement une année après ta mort, si ce n’est plus. Je commençais à accepter l’idée de ne pas comprendre, de ne pas savoir. Que faire de cette information qui arrive bien plus tôt que prévu ? Pourquoi ? Quel trouble cette lettre cache-t-elle ? J’ai à nouveau si peur. Et si la mort pouvait à nouveau frapper notre famille ? Je ne tiendrais pas, Margaux ! Je n’hésite pas longtemps. Je prends mon téléphone et je contacte notre pédiatre. Je pleure. Je lui explique la raison de mon appel, je lui parle de ce courrier et de la « potentielle cause génétique ».
Le cocktail de cette fin d’année 2021 est explosif ! Je suis enceinte, malade et j’apprends la cause probable de ta mort qui pourrait éventuellement impacter d’autres personnes de notre famille. Je suis terrassée comme le jour de ta disparition. Les profondeurs de l’abîme m’attirent à nouveau. Tout me paraît sombre. J’entrapercevais pourtant enfin cette lumière, cet espoir d’une vie sans tourment. Je suis détruite. Je ressens cette même injustice ! Pourquoi la vie a-t-elle décidé de s’acharner sur nous ?
Plus tard, en fin de la journée, j’obtiens enfin des nouvelles du médecin. La cause de ta mort est une probable cardiomyopathie hypertrophique. Un nom barbare qui évoque beaucoup d’incertitude pour notre avenir et la santé de chacun d’entre nous.
Papa, les pieds sur terre, m’extirpe hors du trou. Il me ramène à l’instant présent et insiste sur le terme « probable ». A ce jour, il n’y a aucune certitude ! Nous allumons ta bougie. Ta lumière ravive une lueur d’espoir. Nous allons affronter les prochains événements avec clarté comme nous l’avons toujours fait depuis la plus obscure des journées. Nous vivrons l’instant présent.