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Une visite au cimetière

22 février 2025. 17h10. Le ciel est gris, comme s’il partageait un peu de ma lourdeur intérieure. Sur le chemin du cimetière, je me remémore notre premier jour à l’hôpital.

La lumière douce de l’extérieur inondait la pièce et nous enveloppait de sa chaleur. Pendant toute la journée, je n’ai cessé de te contempler. C’était il y a quatre ans. Jour pour jour. Fascinée. Le temps semblait s’être arrêté, comme si le monde extérieur n’existait plus. Tout ce qui comptait, c’était toi. Ma petite fille. Toi, dans ton berceau, ton corps tout fripé, les mains délicatement repliées sur ton visage, tout juste arrivée de mon ventre. Ta peau encore tendre, rose et fragile. Un être si parfait. Pleine de vie.

La légère brise fait frissonner les arbres qui bordent l’allée menant au grand portail noir du cimetière. Sur place, tout est calme. Pas un bruit. Pas un souffle humain. Ce lieu, épargné par le temps, est figé dans un éternel instant. Les pierres tombales, anciennes et nouvelles, s’alignent dans un ordre respectueux. Chaque stèle recouverte de neige, chaque inscription porte une histoire, une mémoire.

Hier, Omi est venue te voir avec tes trois frères. Ensemble, ils ont déposé un joli bouquet de bruyère. Des fleurs simples, aux teintes vives, qui égayent ces tombes, particulièrement dans cette grisaille hivernale. Lorsque papa les a rejoints, tes frères chantonnaient « joyeux anniversaire » en face de ta pierre tombale. Un moment à la fois tendre et irréel. Un instant de bonheur dans la peine. Une larme au coin de l’œil, il les a écoutés. Un anniversaire particulier. Un anniversaire qui n’aurait jamais dû se célébrer ici.

Deux de tes frères m’accompagnent. Thibaut, très sage, me suit sans un mot. Je l’observe. En retrait, il semble comprendre. Ses yeux d’une sagesse déroutante fixent la tombe, comme s’il portait déjà, à sa manière, le poids de l’absence. Il n’a que huit ans. Pourtant, il agit avec la délicatesse et la réserve d’un adulte. Il se penche doucement pour y déposer un petit cœur en bois. « C’est pour que Margaux sache qu’on pense toujours à elle », m’a-t-il dit en secret. Ses gestes sont lents et réfléchis. Aloïs s’agrippe à ma main et sautille joyeusement. Ses éclats de rire brisent le silence du lieu. « Margaux, Margaux ! » s’écrie-t-il, avec une excitation débordante. Une drôle de sensation me traverse alors. Contradictoire. Incohérente. Un mélange de vie et de mémoire, de lumière et d’ombre. Ce contraste entre ton petit frère, ce lieu inerte et la douceur de ton grand frère me secoue. La gaieté d’Aloïs me perturbe autant qu’elle me touche. Il court, s’échappe. Ses petits pas dévalent l’allée enneigée. Son sourire radieux semble ignorer la gravité du lieu. Il s’amuse, insouciant, comme si la neige et les pierres froides n’étaient qu’un immense terrain de jeu.

En redressant les peluches qui ornent ta tombe, je me laisse emporter dans ce tourbillon de contradictions. Je voudrais dire à ton petit frère de ralentir, de respecter cet endroit, de comprendre qu’ici, la joie n’est pas forcément ce qu’on attend. Mais comment lui demander cela ? Comment imposer le poids de la mémoire à un enfant qui ne demande qu’à vivre? A un enfant qui ne voit que la beauté de l’instant ? Je me dis qu’il doit avoir raison. Sans doute. Peut-être que dans ce lieu, figé dans le passé, il y a aussi une forme de vie. Une énergie enfouie qui s’épanouit par moments à travers ces rires d’enfants, ces éclats de lumière qui refusent de s’éteindre. Peut-être que ce rire est le plus bel hommage à ce lieu. Un hommage à ceux qui reposent ici. Un rappel que, malgré tout, la vie continue…

Auteur

norah.siegenthaler@bluewin.ch
Je m'appelle Norah Simon. Je suis née le 30 octobre 1989 à Lausanne. J'ai suivi une formation d'enseignante primaire à la Haute Ecole Pédagogique de Lausanne. J'ai toujours apprécié la lecture et l'écriture. Depuis le décès de ma fille, j'y ai trouvé un refuge, un moyen d'évacuer mon trop-plein d'émotions, un véritable exutoire.